Magnet River

Dessins de Dimitri Susin

Mon frère Dmitri a été la rai­son prin­ci­pale pour laquelle mes par­ents ont quitté l’URSS au début des années 80. L’administration de la clinique où il est né avait dissimulé la lésion cérébrale survenue à sa naissance. C’était une pratique courante de l’administration des hôpitaux pour augmenter les performances démographiques, soumis comme toutes les autres branches de la production au Plan et à des défis des Quinquennats. Quand au bout de trois semaines mes parents se sont aperçus qu’il bougeait bizarrement, il était trop tard pour une intervention. Trahis par le système, durant de nombreuses années, ils ont sillonné le pays à la recherche des spécialistes qui auraient pu les aider. Finalement il s’est réunit autour d’eux un cercle d’amis, de scientifiques, spécialistes du cerveau, et de parapsychologues comme Jouna, qui travaillait à cette époque pour le laboratoire Champs Physiques des Objets Biologiques. En 1971, après la naissance de mon frère, ma mère a quitté son poste à la télévision, pour un travail de rédactrice dans un journal G.E.S, sur les barrages hydrauliques, plus proche de la maison. Parfois je passais la voir à son travail. Des grandes photos de barrages hydrauliques étaient accrochées partout, dans les bureaux, tout le long des couloirs ou on croisait des photographes qui sortaient des chambres noires en plissant des yeux. L’énigme de ses turbines placées au milieu de la nature majestueuse me fascinait. C’étaient des monuments à la gloire de la Grande Expérience, comme appelait l’URSS les auteurs de science-fiction Boris et Arkadi Sytugatzkij. 

Dans son livre sur le « Despotisme Hydraulique », Karl Wittfogel décrit la Grande Expérience comme un voyage vers des époque des despotismes hydrauliques du passé, comme ceux de l’Egypte Ancien ou des Mayas. Wittfogel n’avait raison qu’à moitié, ce n’était pas un voyage vers le passé, mais vers le futur, avec des dizaines de millions de vies comme carburant.

À l’âge de 5 ans mon frère a été placé dans un internat. C’était un bâtiment mal chauffé, avec des escaliers en béton, sans ascenseur, des dortoirs avec les lits au dernier étage et la cantine au rez-de-chaussée. La moitié de la journée les enfants passaient à monter les escaliers, l’autre moitié à les descendre. Je vois mon frère marcher en poussant une chaise devant lui sur le sol en béton dont le lavage ininterrompu le rendait glissant comme une patinoire. La nourriture était infecte, il était interdit de parler et rire dans les dortoirs après 20 heures. Mes parents attendaient le weekend pour le ramener à la maison.  

En 1980, pendant les Jeux Olympiques de Moscou les autorités ont interdit aux personnes avec des handicapes de sortir dans la rue et de fréquenter des espaces publiques. Durant des longues semaines mon frère n’avait pas le droit de rentrer chez lui. C’est à ce moment que ma mère à pris la décision : “on part !”. Ensuite il y eu les attentes interminables de visas, deux ans d’incertitude,
de précarité, un climat de traque maintenue par des institutions, des bureaucrates et la médisance d’une partie d’entourage. Finalement, un jour, après avoir rendu nos passeports au poste frontière des douanes de l’aéroport Cheremetievo, nous montions dans l’avion, avec pour tout bagage - une valise pour chacun.  Apres quelques mois à Vienne, une année en Italie, finalement nous nous sommes établis à Berlin.

Pendant mon adolescence instable à Berlin, où je commençais à approcher l’art comme une forme de délinquance productive, mon imagination se plaisait à identifier le destin de notre famille à celle de film de Andréj Tarkowski, qui vivait a cette époque à Berlin. Dans le film il s’agissait aussi d’une famille qui essayait de survivre avec un enfant handicapé, un mutant, à coté d’une zone en composte post-industrielle produite par une escale mystérieuse d’un vaisseau. J’ai toujours devant mes yeux l’image de mon père avec mon frère sur ses épaules, marchant lentement dans la gadoue, le visage souriant de mon frère, sa gentillesse inconditionnelle, le magnétisme de son regard.

Mon frère a toujours dessiné, il dessinait touts les jours. Je crois que ce qui se passe dans ses dessins ce n’est pas seulement de “l’imagerie”, et à avoir avec les histoires des “barrages”. Et malgré que son oeuvre demeure un acte de résistance, il a toujours refusé de mettre en avant son handicape. En 2004 il l’avait écrit dans un texte d’introduction pour sa première exposition au Café der Schwartschen Villa, à Berlin, Steglitz : 

“Certes, chaque mode de vie est unique et chacun est laissé à décider de la forme à donner à sa vie et comment sa vie est vécue. Sur ce point, nous ne sommes pas différents de tous ceux qui peuvent vivre leurs vie sans restrictions d’aucune sorte, et je suis convaincu qu’il n’y a pas de gens dans le monde qui ne le soient - au moins un peu -  d’une manière ou d’une autre. Les gens qui sont persuadés de vivre sans contraintes physiques ou mentales sont très conscients de leurs restrictions intrinsèques, qui semblent souvent invisibles pour les autres, car ils savent dissimuler leurs limites mieux que nous le faisons avec nos limitations et restrictions immédiates.” 

Considéré à la lumière des avancés techniques actuelles qui sont en train de créer une nouvelle idéologie montante de la “Machine” (dans le sens Heidegerien), en faite, le processus de dessiner se révèle être bien plus mystérieux qu’il ne semblait jusqu’a maintenant. Ce n’est pas un hasard que le peintre André Butzer qui questionne dans sa peinture la relation entre le Chiffre et l’humain, a une grande considération pour les dessins de Dmitri. Dans un texte de présentation pour l’exposition de ses dessins en 2016 il avait écrit.

“L’art de Dm­itri fait par­tie d’un jeu non-jouable ; il fait par­tie d’une trans­mis­sion ar­tis­tique qui n’est pas seule­ment une chaîne pro­duc­tive pour créer des ob­jets d’art, car son art ne parle pas et ja­mais de l’ob­jet. Mais c’est une chaîne très ou­verte et to­tale­ment in­cal­cu­la­ble et non-évalu­able. Son mes­sage non-sur­réal­iste est fi­nale­ment une écri­t­ure com­plète­ment nou­velle, et il est en­tière­ment con­sacré au se­cret des fréquences, au se­cret des in­for­ma­tions ex­is­tantes, mais par­al­lèles. Ses ra­diod­if­fu­sions ne sont pas sen­ti­men­tales du tout. Elles sont d’une qual­ité im­per­son­nelle et en même temps, la déper­son­nal­i­sa­tion de son art est touchante. Le niveau émo­tion­nel est év­i­dent, et nous faisons par­tie nous-même d’une re­trans­mis­sion com­mu­nau­taire, dans un acte d’ac­cueil col­lec­tif. Une oeu­vre de col­lab­o­ra­tion mag­ique, humble, une réponse per­sis­tante et af­fir­ma­tive, c’est la grande af­fir­ma­tion dans une né­ga­tion uni­verselle.” (An­dré Butzer, Autour des dessins de Dmitri Susin )

Plus tard, l’historien John C.Welchman avait développé cette réflexion sur les dessins de Dimitri. ( John C.Welchman, Royal Book Lodge, Edition Hatje Canz. Pages: 183,184, 185. )

J.S.

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