The Room of Fulfilled Dreams
Lettre a l’Agence Investa
[…]1 L’employée de votre bureau de Adolf Strasse, qui répond au nom de frau Killgaz, est venue le jour convenu pour récupérer les clés de l’appartement. A mon grand étonnement frau Killgaz a demandé d’enlever les papiers peints et a commencé à prendre en photo mon sac de voyage, comme pièce à conviction que l’appartement n’était pas vide à l’heure convenue.2 C’était étonnant, et mis a part l’absurdité de son zèle qui ne lui garantissait ni promotion ni augmentation de salaire, elle passait outre votre parole, dont elle semblait ne pas être au courant . Alors j’ai mis en doute ses compétences et je me suis adressé directement a vos bureaux d’Adolf Strasse, à Steglitz. J’ai été reçu par un autre de vos collègues à qui j’ai exposé l’affaire. Je lui ai remis les clés de l’appartement en lui expliquant que vu la difficulté de notre situation et la bonne mémoire que vous aviez pour mon père, vous nous aviez promis de nous laisser la remise sous les toits pour stocker les affaires de famille et des oeuvres d’art, le temps de trouver un autre lieu. J’ai dit à votre collègue que vers le mois de juin, je viendrai pour les enlever et il a noté mes cordonnées. Il se fait qu’il y a un mois, le jour même où je suis arrivé de l’étranger avec un camion pour faire le déménagement, un ancien collègue et ami de mon père a trouvé par hasard dans une benne à gravats un album de photos de notre famille! Il a contacté mon frère. Quand je suis arrivé sur les lieux avec Maxime Fedorowski, mon ami et collectionneur de l’avant-garde russe, nous avons constaté que la porte de la pièce où étaient les affaires a été forcée, la serrure remplacée et l’espace vidé. Le lendemain quand je me suis rendu au vos bureaux, d’abord on a essayé de me mettre a la porte physiquement, en me disant que j’empêchais vos clercs de travailler. Quand j’ai proposé d’appeler la police, on a consenti à m’expliquer que le contenu de la pièce a été vidée par une entreprise particulière, et que si je veux avoir une chance de communiquer avec leur agence je dois leur écrire. En sachant que les affaires de mon père, ses oeuvres et les oeuvres d’autres artistes ont était enlevées et mises a la décharge, sans que vous vous soyez donnés la moindre fatigue de nous écrire une lettre ou téléphoner pour nous prévenir. Puisque je n’arrive pas à imaginer que la valeur miserable du loyer de ce débarras puisse être si importante pour commettre un acte d’une telle violence, je me demande si les choses n’ont pas été enlevées pour être prises par quelqu’un, étant donné leur valeur, car il s’agit aussi des oeuvres produites en collaboration avec des artistes célèbres de votre propre pays, des artistes qui avaient un respect et amitié pour ma famille. Je suis étonné que dans un pays civilisé comme le votre, on puisse encore se livrer à des comportements pareils, à la destruction de la mémoire vivante et d’oeuvres d’art, à l’humiliation et le non respect des gens du moment ou leur profit est nul et il sont morts. Je ne peux imaginer que se sont des pratiques auxquelles on peut se livrer sans aucune crainte des sanctions, et sans aucun scrupule moral envers des gens qui reçoivent des dommages. Les cas sont deux: soit vous vous excusez personnellement et d’une manière convaincante en proportion de la valeur de ce que vous avez détruit, soit je devrai faire un recours aux instruments que la loi met à la disposition lors d’un cas pareil. Je dois cela a la mémoire de mon père, ainsi que vous même, vous lui devez beaucoup. […]
J.S, Steglitz, Berlin, 2006.
Kafka
Il baissa les yeux sur l’arrière du cadre, une étiquette collée dessus avec une écriture minuscule à l’encre noire. Il reconnut la main de Kafka.3 Pendant un an, Kafka avait habité dans cette maison, à Steglitz, au sud de Berlin. Tous les jours, il arpentait le lac comme Kafka l’avait fait. Il essaya de lire : Depuis que la création se refuse à moi et c’est le temps de me l’avouer, mon plan d’œuvre est une recherche autobiographique, non une biographie mais une recherche d’éléments aussi réduits et éloignés que possible. Lui aussi, pendant trop longtemps, comme un homme dont la maison est branlante, mais entière, essayait d’en construire une solide (si possible) à côté en se servant des matériaux de la première.C’était peut-être tout à fait bête, et la seule chose dont il avait peur, c’était que la force lui manque au milieu. Et alors, au lieu d’avoir une maison branlante mais entière, il aurait deux maisons à moitié détruites, c’est-à-dire rien. Il voyait suivre alors est une pure folie, qui ressemblerait à une danse de cosaque russe. Une danse entre les deux maisons, dans laquelle le cosaque gratte et déblaye la terre avec les talons de ses bottes. Dans le tas de gravats que cette activité produit, on trouve pêle-mêle aussi quelques choses intéressantes. Mais ce qui rendait les choses particulièrement pénibles, c’est que ces coups de griffe de son imagination, avec laquelle il remontait à la surface des segments entiers d’images, soulèvent une telle poussière de significations qu’elle rendait presque invisible toute progression sur le terrain vers l’objet, et l’objet lui-même devenait très vite un signe d’interrogation – où est-il ? Il pourrait se rabattre sur une improvisation plus ou moins brusque, comme un aveugle qui pique dans tous les sens, où tout risque de disparaître à tout moment écrasé par ses propres pieds et de rendre complètement caduque toute valeur ajoutée de ses efforts, bref, à chaque fois qu’il se mettait à la tâche, il était devant la page blanche, et à la fin de la journée, elle était complètement noire.
J.S, Steglitz, Berlin, 2006.
Galactic Pot-Healer
Joe Farnwright4 n’était plus personne. Perdu au fond de sa mégalopole mondiale, il survivait grâce au souvenir d’un temps où son métier l’avait maintenu en vie. Lui, l’homme en miettes, il recollait les morceaux des céramiques brisées. Sous ses doigts, les œuvres d’art reprenaient vie – guérissaient, comme il aimait à se le répéter. Pour lui aussi c’était une réparation. Heureuse époque ! Désormais, plus personne ne voulait de lui ou de son talent. Et voilà qu’un jour, venu des profondeurs de l’espace, un être monstrueux ou divin lui demandait ses services dans la plus grande tâche jamais réalisée. Un exploit qui le sauverait de la noyade. Mais pouvait-il avoir confiance ? […]
[….] « Je crois percevoir votre problème . Vous devriez créer une poterie nouvelle, plutôt que de rafistoler les vieilles.» 5
« Mais mon père soignait les poteries avant moi » - s’étonna t-il.
« Voyez le succès des aspirations de Glimmung. Soyez son émule, faites comme lui, qui, dans son entreprise, a combattu puis défait le Livre des Kalendes et donc renversé la terrible tyrannie du destin. Soyez créatif. Refusez l’entropie. Essayez. »
Il répéta : « Essayer. » Il n’avait jamais pensé à cela, à produire un vase original, dépôt de sa créativité. Il possédait toutes les connaissances techniques nécessaires; il comprenait exactement comment naissait une pièce de céramique.
« Dans l’atelier installé par Glimmung », fit le gastéropode, « vous avez tout l’équipement et les matériaux pour réussir l’entreprise. Aidé de votre savoir et votre talent, vous ferez sûrement un très beau vase. »
« D’accord », lança t-il d’une voix dure. »
6« D’accord, je vais m’y mettre. Je vais essayer. » Il se tenait debout au milieu de l’atelier resplendissant, sous les plafonniers qui l’inondaient de lumière. Il observait l’établi principal, les trois waldoes, les loupes auto-convergentes, les dix aiguilles à fusion de toutes les tailles et surtout les multiples émaux, la série immense de teintes, coloris, nuances. L’aire antigravité reçut elle aussi son attention. Le four. Les jarres d’argile humide. Et la roue de potier au moteur électrique. L’espoir gonfla son cœur. Il n’avait besoin de rien d’autre. Roue, argile, émaux, four. »
Ouvrant une des jarres, il en tira une poignée d’argile grise dégoulinante, l’amena vers la roue qu’il mit en marche avant de placer le matériau gluant en plein milieu. Allons-y pour la première tentative, se dit-il plein d’entrain. De ses pouces solides il commença à fouiller la masse pendant que ses autres doigts pressaient pour redresser la matière en une colonne effilée virtuellement symétrique. Le monticule s’éleva de plus en plus haut et les pouces s’enfoncèrent toujours plus profond, pour évider le centre. Enfin la poterie fut terminée.
Il sécha l’argile dans un petit four à infrarouge et commença à appliquer les émaux. D’abord une couleur franche. Une autre? Il sélectionna une seconde nuance et ce fut tout. Le moment était arrivé d’utiliser le four principal qu’il avait déjà allumé pour le réchauffer.
Il plaça avec soin sa création, reboulonna la porte et s’assit devant l’établi pour attendre.
Il avait le temps. Toute une vie, si nécessaire.
La sonnerie résonna une heure plus tard. Le four s’était éteint de lui-même; le pot était prêt.
Avec un gant en amiante, il sortit en tremblant le grand vase bleu et blanc. Sa première création. Il le transporta sur l’établi pour profiter de la lumière directe, et l’observa un long moment. D’un œil professionnel, il détermina la valeur artistique du pot, portant un jugement sur son travail, mais aussi sur ses possibilité futures. II voyait déjà les prochains vases. Ceux qui occuperaient le reste de sa vie. Ceux qui étaient sa justification. Pour qui il avait quitté Glimmung et tous les autres. Mais surtout Mali. Mali son amour.
La poterie était ignoble.
The Complicated Kingdom
7 8 C’était une cabane ventrue en planches de sapin, qui s’affaissait sur la rue avec sa peinture marron foncée qui s’écaillait par plaques, une espèce de quincaillerie infernale – aussi vieille que Mathusalem – où on devinait dans la pénombre des harnais, du matériel agricole, des outils, des boîtes de peinture, des calendriers avec des filles, qui achevaient de se décolorer sur les murs. Des vitrines piquées de crottes de mouche présentaient un étalage d’engrais et de désherbants, des insectes morts gisaient en tas dans les coins, d’innombrables toiles d’araignée retenaient aux angles des murs des enseignes en carton à moitié déchiquetées, des outils, des conserves, de seaux de terre, d’innombrables calculatrices et postes radios éventrés, des piles de actes perforées et de papiers journal recouverts de schémas et de colonnes de chiffres gisaient çà et là, comme les formules d’une insondable activité. Pendant tout ce temps que je travaillais sur la pierre, il m’étudiait, la tête penchée sur le côté un fil de salive ininterrompu comme une antenne reliait le coin de sa bouche à la radio, dont il tournait pendant des heures la manette en Bakélite entre ses énormes pouces et l’index, laissant s’échapper du haut parleur des rafales de sons indéchiffrables, tout en restant immobile, sans broncher, tel le gardien d’un portail par lequel il faisait sortir les âmes des défunts, en fonction de ses minutieuses statistiques.
The Room of Fulfilled Dreams, Royal Book Lodge, 2012
En juin 2007, la porte de la pièce à Stinde Strasse, 1, Steglitz, Berlin, ou étaient stockées les affaires de la famille Susin, ainsi que des oeuvres en céramique destinées par Juli Susin et Jonathan Meese à être noyées dans un lac dans le cadre d’une performance autour de l’idée de trésors, a été forcée d’une manière criminelle par Frau Killgaz, l’employé de l’agence Investa situé à Adolf Strasse, Steglitz. L’ensemble du contenu a été déclaré par Investa comme des ordures, et jeté a la poubelle.
Stinde Strasse 1, Steglizt, Berlin, 2006
The Room of Fulfilled Dreams, Paris, 2012.
Lettre de l’Agence Investa, Berlin, 2007. ↩Une série de volumes rescapés: 25 albums et livres de la famille Susin, renommés et augmentés de reliefs de céramique par Jonathan Meese et Juli Susin, chez Royal Book Lodge, 2009.
The Room of Fulfilled Dreams, Royal Book Lodge, 2012
The Room of Fulfilled Dreams, Royal Book Lodge, 2012 ↩Franz Kafka et Dora Diamont ont vécu à Berlin, Steglitz, entre 1923 et février 1924.
Cher Max … j’ai honte de toujours répéter la même chose. Au vrai, cela tient principalement au fait que, lorsque je descends au Zoo, par exemple, je perds une grande partie de mon souffle, je me mets à tousser, je deviens encore plus craintif que d’habitude et je vois toutes les menaces de cette ville se liguer contre moi. En outre, ici, je tente de me protéger contre les tourments réels…. en ville, ce n’est pas possible; hier par exemple j’ai eu un violent accès de délire des chiffres…— Franz Kafka , Steglitz, Berlin. ↩
Extrait de Galactic Pot-Healer, de Philippe K.Dick. publié en 1980 en France sous le titre Le Guérisseur de cathédrales.
Joe Fernwright est un guérisseur de céramiques, sans doute le meilleur de la Terre. Malheureusement pour lui, il est au chômage car il ne reste plus aucune poterie à restaurer et plus personne ne songe à en fabriquer de nouvelles. Divorcé d’une femme autoritaire, Joe Fernwright songe sérieusement à mettre fin à ses jours lorsqu’une entité extraterrestre, le Glimmung, lui propose un travail. Pour Joe Fernwright, cette offre qui tombe à pic est une dernière chance et presque une rédemption de ses nombreux échecs. ↩
↩