Magnet River

Une perle dans la neige


[…] De quelque côté que l’on aborde les choses d’une manière scientifique, le problème central se trouve être en fin de compte celui de la distinction: distinction du réel et de l’imaginaire, de la veille et du sommeil, de l’ignorance et de la connaissance, etc. En un mot, toutes les distinctions par rapport auxquelles l’activité, pour être valable, doit se résumer à la prise exacte de conscience et à l’exigence de résolution. Parmi ces distinctions, aucune assurément n’est plus tranchée que celle de l’organisme et du milieu, il n’en est du moins aucune où l’expérience sensible de la séparation soit plus immédiate. Et ce sont comme souvent des exceptions et des ambiguïtés, qui nous fournissent les renseignements les plus précieux sur la nature de cette frontière qui apparaît alors plus confuse. Les conclusions contredisent étrangement toutes les doctrines transformistes de la biologie et des sciences naturelles.

Les questions sur le rapport entre l’espace et l’individualité n’ont jamais été résolues. Il s’agit que de la sphère d’extension d’une activité en soi complète qui découpe et compose le premier dans la seconde: des êtres vivants habitent une portion d’espace où ils plient à leur volonté les atomes et leurs centres électriques qui sont les véritables matériaux de leur plasma. Semé d’électrons et de photons, le vivant est là sans frontière naturelle. Il apparaît alors comme un étrange espace auquel l’outre-espace donne l’être. L’espace inorganisé ne cesse d’exercer sur le vivant une forme de séduction et d’attraction, toujours prêt à le ramener en arrière pour rattraper la différence de niveau qui isole l’organique de l’inorganique.

Pour ce qui est de l’hu­main, la sur-adap­ta­tion a été cul­tivée avec un ex­cès que le sen­ti­ment de la dis­tinc­tion d’avec le mi­lieu se trouva fon­da­men­tale­ment miné. L’u­ni­formi­sa­tion se matéri­al­isa dans l’or­gan­isme, générant des symp­tômes para­dox­aux. L’homme se dé­sol­i­darisa de la pen­sée, fran­chit la fron­tière de sa peau. Saluées par les mys­tiques qui y voy­aient la fu­sion de l’être avec le tout, les con­séquences n’ont pas tardé: les gens n’ar­rivaient plus à faire la dif­férence en­tre leur corps et une quel­conque autre par­tie de l’e­space. Et cet es­pace qui avait ac­quis une puis­sance dévo­ra­trice les pour­suiv­ait, les cer­nait et les digérait fi­nale­ment en une phago­cy­tose géante, et fi­nale­ment, les rem­plaça. La dé­pos­ses­sion de soi était de­v­enue si réelle qu’elle se trans­mit à l’or­gan­isme d’une manière sournoise, sous forme de plas­tic­ité mor­phologique, et grâce à cette plas­tic­ité étrange­ment re­con­quise par la na­ture, l’or­gan­isme de­ve­nait re­mod­e­lable, d’une manière in­stan­ta­née et im­prévis­i­ble. L’être hu­main se trans­for­ma peu à peu en une im­age re­pro­ductible dans l’e­space tridi­men­sion­nel. Et un jour vint où il ne fut plus pos­si­ble de l’i­den­ti­fier dans le paysage. Il avait été par­faite­ment as­sim­ilé. La réal­ité fut dé­maquil­lée de l’homme. On sait main­tenant que la vraie cause de sa dis­pari­tion n’é­tait pas une guerre global, ni une autre météorite, mais le mys­térieux trou­ble de la per­son­nal­ité connu sous le nom de Psychosthénie Légendaire.

Madame Snow se rapprocha de la fenêtre « Il est difficile de parler sans information précise, je ne connais que les traits généraux des autres civilisations. Faut-il vous rappeler que l’étude du processus complexe de l’histoire des autres mondes nécessite une très profonde pénétration de leur économie et de leur psychologie ? Bien sûr, après avoir jeté un coup d’œil dehors, tout visiteur venu de l’espace pourrait dire: je veux voir le directeur ! Mais les erreurs impliquent une intention, et il est peut-être présomptueux de dire que le boulot a été mal fait, car un mauvais boulot de notre point de vue est peut-être un bon boulot d’un autre point de vue. Mais que peut on dire d’une espèce qui peut vivre sur le littoral et croire pendant mille ans que sa planète est plate parce que quelqu’un l’a dit.

Ce qu’on peut dire avec certitude, c’est que les habitants furent confrontés à un paradoxe étrange: d’un côté la séparation de plus en plus étanche de tout avec tout, et d’autre part une assimilation morphologique avec le milieu. On sait que les gens qui vivent dans des communautés étanches, qu’ils soient riches ou pauvres, voient leur développement diminuer, mais la réaction des dirigeants durant les conflits fut également on ne peut plus étrange: ils séparèrent les parties dissonantes et reconstruisirent des murs étanches plutôt que des frontières perméables. La désagrégation fonctionnelle, devint à cette époque une technique de fermeture des frontières, qui ont été renforcées en même temps que la réclame sur la communication et l’ouverture.

Mais les véritables problèmes ont commencé quand le monde a procédé à la militarisation de la vie de tous les jours, comme si les modèles attaque-défense s’appliquaient aussi bien à la vie subjective qu’à la guerre. Madame Snow réfléchit un instant, les yeux baissés vers le pupitre vert semi-transparent sur lequel s’affichaient, pendant les cours, les renseignements utiles et les données chiffrées et continua. «Avec la valorisation stratégique du monde intérieur, les habitants sont devenus narcissiques, paranoïaques, substantiellement et impuissants à se réaliser au dehors, sauf d’une manière prévue par la circulation.

En même temps, des expériences qui continuaient à jouer avec les frontières, étaient pratiquées dans les domaines de l’ Art. Les mécanismes de fiction développés dans ce domaine fournissaient des moyens pour acquérir une conscience plus élevée de la réalité, mais personne n’en a vraiment profité pour comprendre et résoudre les conflits entre les cités et créer de nouvelles défenses contre les effets redoutables du mimétisme. On a cultivé dans l’art le caractère maniaque et purement rituel et s’inscrivant parfaitement dans le modele global de l’économie. La pensé critique s’est replié derrière la production mécanique de textes, de l’apologie de la complexité» et le moral de la responsabilité. On ne disait plus «œuvre», mais «travail». Et des armes conçues pour être dirigées contre les propriétaires de la visibilité, ont été détourné par la pour mettre au service de leurs protection.»

Madame Snow baissa sans bruit les stores sur les grands écrans et rangea, d’une pression sur un bouton le stéréo projecteur sous la tribune. Puis elle se leva, tout en contemplant les visages inattentifs. Il était évident que le cours n’avait pas été un succès, qu’il était difficile de ne pas mélanger les petites et les grandes choses, les immenses capacités d’essor des humanités et la tristesse infinie du temps passé, les joies brèves et émouvantes des individus et les échecs terribles des institutions. Dans le silence tendu comme une corde, elle contempla le revêtement biologique de la salle de classe. C’était un beau revêtement, d’un blanc vivant ressemblant au blanc d’une perle. «Quelle belle symbiose» - pensa-t-elle.